Nous sommes confinés depuis bientôt deux mois.
Tout s’est arrêté.
Les répétitions, les représentations, les rencontres, les heures de conversation passionnantes autour d’un moment partagé, mais aussi l’avenir, les perspectives, et tous nos repères, nos habitudes.
Où sont nos œuvres ?
Le 14 mars 2020, nous étions à Écurey dans la Meuse, au COUACC (Centre de Création Ouvert aux Arts en Campagne)
Depuis une semaine nous répétions la pièce TOUT DÉPEND DU NOMBRE DE VACHES, c’était une étape encore dans un long chemin depuis les collines du Rwanda. Depuis tous ces mois de recherches, de rencontres, d’écritures et de constructions.
Nous avons maintenu l’avant-première le samedi soir à 18 heures.
Souvenez-vous, c’est ce soir-là que l’annonce de la fermeture des lieux publics est tombée.
Quatre-vingt personnes étaient au rendez-vous.
Nous avons joué puis nous avons passé du temps à parler après, autour d’un verre.
C’était joyeux et mélancolique à la fois.
Comme si c’était la dernière fois … jusqu’à quand ?
Comme si nous savions intuitivement que nous allions entrer dans une période inouïe qui allait nous bringuebaler de ci, de là, de doutes en questionnements, dans une sorte de brouillard épais et angoissant.
Une immobilité.
La dernière fois.
Je me souviens d’une lecture transcrivant les propos d’Ariane Mnouchkine et les rituels du Théâtre du Soleil :
« Souvent, lors de notre petite réunion rituelle quotidienne avec les comédiens, avant de commencer, nous nous rappelons qu’il y a dans la salle des spectateurs pour qui c’est la première représentation de théâtre. D’autres, pour qui ce sera la dernière. »
Ici, Ariane Mnouchkine nous parle de la singularité de chaque spectateur, et c’est sans doute ce qui nous touche, mais aujourd’hui la dernière fois est commune, universelle.
Ce qui signifie qu’un jour, dans trois mois, dans six mois, dans un an pour certains, ce sera de nouveau la première fois.
Nous reviendrons à l’origine, à l’essence des émotions si uniques que nous procurent l’art.
Nous retrouverons en profondeur ce que cela nous fait, là, au creux du ventre, là où il n’y a souvent pas de mot pour le dire, et là dans l’esprit quand cette force immense nous met en pensées, puis en gestes.
Sans doute serons-nous extrêmement bouleversés.
Nous mesurons chaque jour ce que nous avons perdu, ce qui nous manque tant, ce qui nous fait avancer en creux.
Nous devrons sûrement prendre soin de ce que nous avons de si précieux : nos œuvres, la relation à l’autre, la poésie (comme elle nous manque cruellement), le replacer doucement dans un écrin, comme après un jeûne, une séparation.
Je repense au soir du 14 mars 2020.
La dernière fois.
Je revoies cet homme d’un certain âge, très grand et très beau, j’entends sa voix me dire ses émotions, ses pensées sur ce que je viens de lui offrir.
Je n’ai pas pu le serrer dans mes bras pour le remercier, pourtant nous en avions envie tous les deux.
Je ne le reverrais sans doute jamais.
Mais ce moment de partage d’émotions que nous n’avons pas vécu comme nous le souhaitions sera là, à chaque fois, je le garde intact et grand.
Pour
Les prochaines fois.
Dalila Boitaud
Mai 2020